Je suis Benaouda Abdeddaïm, éditorialiste international à BFM Business. Je vous propose un regard décentré sur l’actualité mondiale : un choix d’événements négligés, où s’imbriquent économie et géopolitique dans des enjeux décisifs. Abonnez-vous pour une perspective sans a priori et explorez ainsi des faits qui éclairent le monde autrement.
| SOMMAIRE
MOUVEMENTS DE FOND
Sécurité intérieure et extérieure du Guyana face à sa manne pétrolière
REPÈRES STRATÉGIQUES
- Du gaz d’Azerbaïdjan pour la Slovaquie, à défaut de ressource russe
- Le premier train-bloc d’Ouzbékistan à destination du Brésil
- Partenariat renforcé de Bruxelles imminent avec la Jordanie
LECTURES PARTICULIÈRES
- L’Estonie enthousiaste à un élargissement de l’Union européenne
- Accaparement des terres en Argentine et infrastructures chinoises
- La TVA en Arabie Saoudite : cas pratique pour le Koweït et le Qatar
| MOUVEMENTS DE FOND
Sécurité intérieure et extérieure du Guyana face à sa manne pétrolière
“Un premier point de discussion avec l’administration Trump 2.0 peut consister à définir l'agression potentielle future du Venezuela à notre frontière comme une force déstabilisatrice de l'hémisphère. ”
Wazim Mowla, vice-président d’ACE Consulting Group (Guyana). Source : Stabroek News
Protection : La police du Guyana se dote d’une unité spécialisée dans la protection des infrastructures critiques pétro-gazières. Pour la force publique, cette adaptation s’effectue à marche forcée dans un pays dont historiquement le produit intérieur brut par habitant comptait parmi les plus bas d’Amérique du Sud, jusqu’à ce qu’à partir de la fin 2019 les recettes pétrolières affluent, alimentant un taux de croissance économique sans équivalent au monde (43,8 % en 2024, selon le Fonds monétaire international). Le cabinet de conseil norvégien Rystad Energy table sur 1,1 million de barils-jour dans les cinq ans, sachant que les volumes extraits en mer ne cessent de dépasser les attentes du marché. En tablant sur un cours du brut à 70 dollars, l’État pourrait ainsi escompter 9,2 milliards de dollars de rentrées en 2030.
Protection : Tom Sanzillo, directeur de l’analyse financière de l’IIEFA (États-Unis), assure, à l’inverse, que les accords de partage de la production conclus en 2016, sous la précédente majorité, avec les groupes américains ExxonMobil et Hess (à présent propriété de Chevron), et chinois CNOOC s’avèrent défavorables aux Guyaniens et rendent illusoires de telles projections de recettes. Georgetown considère, pour sa part, que cet analyste hostile aux énergies fossiles déforme les paramètres. Au demeurant, le gouvernement actuel, même sans renégocier, tient à prouver que c’est bien lui qui fixe les orientations aux compagnies, comme en mai lorsque le vice-président Bharrat Jagdeo a, publiquement, enjoint ExxonMobil d’aller de l’avant dans le développement de la ressource gazière du bloc attribué, sans se contenter de l’exploitation pétrolière.
Discrimination : “Même si la promesse de prospérité est claire, le chemin à parcourir nécessite une navigation prudente”, prévient en cette fin d’année le Guyana Chronicle. Ce chemin suscite désormais bien trop la curiosité pour que cette navigation se déroule sans turbulences. Les élections de novembre 2025 vont se tenir sous une observation extérieure sans précédent. Le président Irfaan Ali, candidat d’un Parti populaire progressiste qui se veut de gauche et multiethnique mais dont le socle électoral reste celui de la communauté originaire de l’Inde, pense être “largement” en mesure de rallier également les suffrages de la communauté afro-guyanienne. L’opposition compte, malgré tout, mobiliser sur la discrimination systémique dont serait l’objet cette dernière.
Territoire disputé : Mais pour l’heure ce sont moins les remous de la future campagne électorale qui inquiètent que la persistance de la remise en cause du tracé de la frontière par le Venezuela à l’ouest. Plus que jamais, Caracas réclame restitution de l’Essequibo, un territoire de 160 000 km² administré par le Guyana (les deux tiers du sol national), dans le prolongement maritime duquel se situeraient des réserves de brut pour près de 11 milliards de barils. À ces richesses pétro-gazières s’ajoutent celles du sous-sol, en bauxite, diamant, manganèse et uranium - sous le contrôle de la Commission géologique et minière. Surtout, les dépôts aurifères dans cette région disputée se révèlent à nouveau fructueux. Au début du mois, la mine d’or d’Omai a annoncé des résultats d’exploration de “haut niveau”. Son titre en bourse gagne 228 % sur l’année.
Litige à la CIJ : La semaine dernière, l’ambassadeur vénézuélien a été convoqué au ministère guyanien des Affaires étrangères pour lui signifier une protestation officielle à la suite de l’achèvement d’un pont à usage militaire vers l’île d’Ankoko partiellement revendiquée par Georgetown. La diplomatie guyanienne renvoie vers les mesures conservatoires prises par la Cour internationale de justice en décembre 2023, dans l’attente d’une décision finale sur un litige qui plonge ses racines dans le 18e siècle impérial. Le Venezuela s’est engagé à soumettre sa riposte juridique à La Haye en août prochain. Son président, Nicolas Maduro, n’en démord pas : en avril, il a déclaré qu’ExxonMobil “prend le contrôle de l’establishment politique, militaire et de la politique étrangère” de ce voisin, qui serait, soutient-il, “gouverné” par cette compagnie avec “le Southcom, le commandement Sud de l’armée des États-Unis, et [son agence de renseignement extérieur] la CIA”.
Commandement Sud : Le mois suivant, deux avions de chasse F/A-18 Super Hornet se sont élancés depuis un porte-avions américain, “avec la collaboration” des autorités guyanaises, dans un “exercice de survol amical” du territoire du Guyana. Le 5 décembre, le président Ali a lui-même rendu visite au chef du Southcom, dont le communiqué de presse rapporte qu’a été discuté “le partenariat bilatéral de défense et de sécurité régionale” entre Washington et Georgetown.
Communauté caribéenne : Dans une tribune à la World Politics Review, James Bostworth, fondateur du cabinet américain d’analyse des risques latino-américains Hxagon, prévient que l’ensemble de l’Amérique latine “ne peut pas baisser la garde” face à cette situation de tension permanente. La Communauté caribéenne (Caricom), dont est membre le Guyana, s’en tient à son appui de principe à l’intégrité territoriale guyanienne, tout en veillant à ne pas indisposer irrémédiablement Caracas. Jusqu’ici, Georgetown a du mal à obtenir de ses partenaires caribéens une mention explicite de la clause d’assistance mutuelle censée les lier et qui prévoit un mécanisme de défense collective en cas d’agression armée.
Missiles brésiliens : Est-ce pour placer chaque voisin devant ses responsabilités ? En novembre 2023, le vice-président Jagdeo a évoqué l’hypothèse d’établir des bases militaires étrangères, sans l’expliciter. Depuis, la petite armée guyanienne s’est lancée dans des approches diplomatiques vers les appareils de défense du Brésil, du Canada et de la France. En avril, le gouvernement a passé commande d’un patrouilleur hauturier au chantier naval français Ocea, afin de “protéger la zone économique exclusive”. Un nouveau régiment brésilien devrait disposer d’ici peu, non loin du Guyana et du Venezuela, de 600 soldats, et le déploiement s’est opéré en mettant spécifiquement en évidence des missiles guidés antichar.
Pont chinois : Tout en appelant à l’entente régionale, la Chine ne semble pas redouter que ses intérêts puissent pâtir d’une déstabilisation. Sa compagnie publique CNOOC n’a pas hésité à faire corps avec ExxonMobil lorsqu’il s’est agi de protéger leurs parts respectives dans l’exploitation pétrolière au Guyana. C’est ainsi à un tandem sino-américain de circonstance auquel s’est trouvé confronté la major américaine Chevron au moment de racheter sa compatriote Hess et ses 30 % dans ce pétrole guyanien. Ensuite, quand il est question d’infrastructures, la Chine prend nettement le dessus. Ce mois-ci, son groupe public d’ingénierie CRBC a été choisi pour la construction d’un pont de 1 100 mètres vers le Suriname, dont il reste à finaliser le crédit bancaire. Vu par la Caricom, l’ouvrage établira une “connexion cruciale” entre ses deux membres.
Prêts : Chacun peut faire le constat que les entreprises chinoises remportent le plus d’appels d’offre - et de loin : routes, centres commerciaux, hôtels… Souvent les autorités guyaniennes obtiennent par ailleurs le financement des travaux, comme dans l’aéroport de la capitale assorti d’un prêt de 145 millions d’euros accordé par la banque chinoise du commerce extérieur. Pékin ne se cantonne donc pas au pétrole au large. Quand en 2022 le Guyana a repris ses exportations de manganèse de l’Essequibo, cela a été rendu possible grâce à la filiale d’un groupe minier chinois, 54 ans après le retrait de l’américain Dow Chemical. Dans l’espoir de renverser la tendance, un responsable du ministère américain des Affaires étrangères a souligné, auprès du Wall Street Journal, la nécessité de “se montrer” au Guyana, de faire connaître la volonté des États-Unis d’être le “partenaire de choix”.
Proximité de l’Inde : En arrière-plan, une autre grande puissance émergente, l’Inde, pense disposer d’une excellente carte à jouer, celle de la proximité ethno-culturelle. Pratiquement 40 % des 810 00 Guyaniens sont des descendants de travailleurs amenés du Bihar et de l’Uttar Pradesh en 1838 par les Britanniques, quatre ans après l’abolition de l’esclavage dans l’empire. Irfaan Ali a été décoré, l’an dernier, de la plus haute distinction civile de l’État indien aux personnalités de sa diaspora. Le vice-président Jagdeo, lors d’un déplacement à New Delhi en février 2023, a évoqué la possibilité pour l’Inde d’obtenir des permis d’exploration (pétrolière ou minière) sans en passer par un appel d’offres. Le mois dernier, lors d’une visite au Guyana, le chef du gouvernement indien, Narendra Modi, a alors présenté ce lointain pays sud-américain comme “clé pour la sécurité énergétique” de l’Inde. Mais pour lancer l’approvisionnement, il faudra en passer par ExxonMobil, le chef de file de la production.
Sollicitude : En attendant cette éventuelle mise en place d’une relation énergétique, les Indiens accélèrent sur le plan militaire. Cette année, ils ont livré à l’armée guyanienne deux avions de surveillance maritime et aérienne, fabriqués par Hindustan Aeronautics, avec un prêt de la banque indienne du commerce extérieur. Le partenariat de défense prévoit désormais des formations par l’armée indienne. Le Guyana veut croire qu’il reste en mesure de gérer tant de sollicitude à travers le monde.
| REPÈRES STRATÉGIQUES
Du gaz d’Azerbaïdjan pour la Slovaquie, à défaut de ressource russe
Manque à gagner : Les reproches fusent après la visite dimanche du Premier ministre slovaque à Moscou. Lors du Conseil européen du 19 décembre, Robert Fico a accusé l’Ukraine de porter préjudice à son pays en refusant le transit au gaz russe. Bratislava évalue son manque à gagner en droits de passage à 500 millions d’euros. “Un peu honteux de parler d'argent”, a répliqué le chef de l’Etat ukrainien, Volodymyr Zelensky.
Alternative à Bakou : Auparavant, la Slovaquie a assuré ses arrières, au moins en partie. Le 1er décembre, l’Azerbaïdjan a commencé à lui fournir du gaz. La compagnie slovaque SPP en est devenue la huitième cliente au sein de l’Union européenne. Un accord-cadre de long terme paraît envisageable. D’après un expert à Bakou, “le potentiel azerbaïdjanais pour la sécurité énergétique européenne devient encore plus pertinent”.
Le premier train-bloc d’Ouzbékistan à destination du Brésil
Quel intérêt ? : Un “train-bloc” transcontinental forme un train complet de marchandises directement jusqu’au point de destination, sans manœuvre de raccordement. Il n’y a pas besoin de passer par des gares de triage, ce qui permet d’accroître la vitesse et de réduire les frais. L’Ouzbékistan a envoyé son premier vers le Brésil, via le port géorgien de Poti. Arrivée prévue du porte-conteneurs, au port de Paranagua, d’ici à la fin janvier.
Corridor : La cargaison est constituée d’engrais azoté, dont les Brésiliens sont les premiers importateurs au monde. Tachkent fait de cette expédition une nouvelle pièce dans l’essor du “Corridor médian”, la route commerciale multimodale la plus courte entre la Chine et l’Europe, via l’Asie centrale et le sud du Caucase. Avantage comparatif, pour un analyste américain, la sécurité supérieure à celle du transit par la mer Rouge.
Partenariat renforcé de Bruxelles imminent avec la Jordanie
Presque prêt : Le roi Abdallah II de Jordanie se rendra à Bruxelles fin janvier ou début février, afin de signer un “partenariat stratégique renforcé” avec l’UE. L’exécutif européen affirme que l’accord est “presque prêt”. Le bloc des 27 veut inscrire ce financement d’Amman dans la durée, afin d’inciter les Jordaniens à maîtriser davantage encore les flux d’émigration. Il est question d’un plan à plusieurs milliards d’euros.
Réfugiés : L’Agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR) souligne que la Jordanie est le pays qui accueille le deuxième plus grand nombre de réfugiés par habitant au monde. Le Fonds monétaire international juge essentiel un “soutien international fort et opportun pour aider la Jordanie à surmonter les vents contraires extérieurs, tout en assumant les coûts liés à l’accueil d’un grand nombre de réfugiés syriens”.
| LECTURES PARTICULIÈRES
L’Estonie enthousiaste à un élargissement de l’Union européenne
Priorité réaffirmée : Un engagement “sans équivoque” à la “perspective” d’adhésion des Balkans occidentaux, de l’Ukraine et de la Moldavie est réaffirmé par le Conseil de l’Union européenne. Dans les conclusions écrites de la dernière réunion ministérielle des 27 de l’année, une fois encore l’élargissement de l’UE a été présentée comme une “priorité stratégique”.
À 36 : Parmi ceux qui semblent vraiment le penser, il y a les Estoniens. Merili Arjakas, spécialiste des affaires européennes au centre d’études de Tallinn RKK ICDS, explique que la classe politique et la haute fonction publique en Estonie considère qu’un passage à 36 peut être réalisé sans réformes substantielles. Cet État balte se montre d’autant moins réticent qu’il n’est pas un contributeur net significatif au budget commun.
Accaparement des terres en Argentine et infrastructures chinoises
Contradiction ? : Un “anarcho-capitaliste'“, le président argentin continue de se présenter de la sorte dans un entretien à un journal américain. Mais Javier Milei ne voit plus de contradiction à vouloir nouer un accord de libre-échange avec la Chine. En juin dernier, Pékin a reconduit celui sur les devises (swap) jusqu’à juillet 2026, à hauteur de 5 milliards de dollars, sauvegardant donc les réserves de change de Buenos Aires.
Phénomène : Pékin escompte sécuriser la construction de deux barrages hydroélectriques en Patagonie, la région la plus méridionale. Sol Yamila Mora, de l’Université de San Martin, a analysé ce qu’elle qualifie de phénomène d’accaparement des terres du pays par de tels projets chinois d’infrastructure (2010-2017), rendu possible par la gouvernance argentine : “Mécanismes directs, indirects, consensuels ou coercitifs…”
La TVA en Arabie Saoudite : cas pratique pour le Koweït et le Qatar
Déficits à financer : Comment financer ses déficits publics dans une monarchie de la péninsule arabique ? Le Koweït, qui table sur 13,7 milliards d’euros pour l’exercice budgétaire 2025-2026, évoque une “rationalisation des dépenses et la diversification des sources de recettes”. Le Qatar, qui les prévoit à 3,5 milliards d’euros en 2025, met en avant “des instruments locaux et extérieurs de gestion de la dette”.
Voie saoudienne : Et si une convergence fiscale au sein du Conseil de coopération du Golfe s’opérait ? Yasmina Abouzzohour et Omaima Shalabi, du Conseil des affaires internationales du Moyen-Orient (Doha), suggèrent la taxe sur la valeur ajoutée comme en Arabie Saoudite, passée mi-2020 à un taux de 15 %. Transparence de la réforme, impact sur la consommation, creusement des inégalités… Une étude rigoureuse.
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Comment percevez-vous la manière dont le Guyana essaie de se préserver dans sa brusque prospérité ? Est-ce qu’un autre sujet a davantage retenu votre attention ? Vos réactions sont les bienvenues : lenversduglobe@bfmbusiness.fr
Prochaine édition le jeudi 9 janvier.
Benaouda Abdeddaïm