Bousculade dans la Corne de l'Afrique - CO2 plus léger du gaz américain - Dédollarisation et prudence des BRICS...

Compromis entre l'Ethiopie et la Somalie : une façade maritime convoitée de la Turquie à Taïwan - L'argumentaire du gaz américain pour l'UE qui se veut plus propre que le russe - Contourner le dollar chez les grands émergents, pas vraiment pour demain...

L'envers du globe
7 min ⋅ 19/12/2024

Je suis Benaouda Abdeddaïm, éditorialiste international à BFM Business. Je vous propose un regard décentré sur l’actualité mondiale : un choix d’événements négligés, où s’imbriquent économie et géopolitique dans des enjeux décisifs. Abonnez-vous pour une perspective sans a priori et explorez ainsi des faits qui éclairent le monde autrement.

| SOMMAIRE

  • MOUVEMENTS DE FOND
    De la Turquie à Taïwan : leurs intérêts à rebattre les cartes dans la Corne de l’Afrique

  • REPÈRES STRATÉGIQUES 
    - Gaz américain contre gaz russe : l’argument du carbone
    - Entrées en bourse d’entreprises de militaires égyptiens
    - Du contentieux fiscal au conflit entre Barrick Gold et le Mali

  • LECTURES PARTICULIÈRES
    - Dédollarisation” et BRICS : froides analyses
    - Milices locales et économie politique d’une ville libyenne
    - Activité minière litigieuse dans le plateau continental norvégien

| MOUVEMENTS DE FOND

De la Turquie à Taïwan : leurs intérêts à rebattre les cartes dans la Corne de l’Afrique

“Un éventuel accord entre l’Éthiopie et la Somalie avec un accès portuaire à l’Éthiopie pourrait menacer l’influence des Emirats arabes unis, en tant que fournisseur clé d’infrastructures maritimes.”

Jethro Norman, spécialiste de la Somalie et du Somaliland au DIIS (Danemark). Source : BFM Business

Guerre évitée : Il aura fallu sept heures de conciliabules à Ankara pour que le Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, et le président somalien, Hassan Sheikh Mohamoud, parviennent à acter un compromis de principe, prévoyant pour l’Éthiopie enclavée un accès à l’Océan Indien par le territoire de la Somalie. Leurs gouvernements vont engager des négociations techniques “de bonne foi” en février et, de la sorte, éloigner la perspective d’un affrontement militaire pour un port. Addis-Abeba avait conclu, en janvier, un accord directement avec le territoire séparatiste du Somaliland pour un crédit-bail de 50 ans sur une vingtaine de kilomètres de côtes face au Golfe d’Aden. Mogadiscio avait alors dénoncé une “agression” éthiopienne contre sa souveraineté, puisque le Somaliland s’est proclamé unilatéralement indépendant en 1991. Redie Bereketeab, expert de la région à l’Institut nordique d’Afrique (Suède), demande encore à voir, mais “au moins à court terme”, selon son évaluation initiale, “il semble que la guerre ait été évitée”.

Méga-ambassade : Les Turcs entendent maintenant poursuivre leurs bons offices sur place. Le chef de l’Etat, Recep Tayyip Erdogan, se rendra en Éthiopie et en Somalie, en janvier ou février. L’effort d’investissement économique, politique et militaire de la Turquie n’a cessé de croître, au point où son ambassade à Mogadiscio s’avère la plus vaste dont elle dispose au monde. C’est un analyste israélien qui l’écrit : “En 2011, alors que le reste du monde ignorait la Somalie, la Turquie d'Erdogan a décidé de prêter main-forte à cet État failli”, avec en cumulé plus d’un milliard d’euros d’aide humanitaire. L’opérateur turc Al Bayrak fait fonctionner les infrastructures portuaires et aéroportuaires. Dernièrement, un navire de recherche parti d’Istanbul a été chargé d’effectuer les études sismiques de recherche d’hydrocarbures au large du pays… L’opposition turque a eu beau réclamer de reprendre ses distances avec cette lointaine nation est-africaine, qui compte parmi les cinq plus pauvres au monde, elle n’a pas été écoutée.

Prison géographique : Un ex-haut fonctionnaire éthiopien de l’Union africaine veut croire, à présent, que le compromis poussé par les Turcs se révèle “aussi avantageux” pour son pays que pour le voisin somalien. L’essentiel aux yeux du gouvernement éthiopien, tel que le définit un document d’orientation officielle de 2023, reste de garantir un accès - quel qu’il soit - à la mer Rouge “frontière de nos ressources naturelles”. Le Premier ministre Ahmed juge que l’essor manufacturier et agricole est entravé par le fait de vivre dans “une prison géographique”. D’après des sources concordantes, le deuxième pays le plus peuplé d’Afrique paie plus de 3 milliards de dollars par an en services portuaires à l’étranger, pour l’essentiel à Djibouti.

Débit du Nil : Si la médiation turque réussit pleinement, les Égyptiens pourraient voir s’éroder leur influence régionale, au cours d’une période où le grand barrage hydro-électrique de l’Éthiopie sur le Nil bleu, mis en service en 2022 et d’une capacité à terme de 5 150 MW, est perçu au Caire comme une grave menace pour le débit de son fleuve nourricier. En attendant, le chef de la diplomatie égyptienne, Bard Abdelatty, réaffirme à son homologue somalien sa volonté de “renforcer les liens politiques, économiques et commerciaux”.

Relais américain : Comment peut réagir le Somaliland ? Un ancien officier de la marine turque redoute que le nouveau président, Abdirahman Mohamed Abdullahi, élu au suffrage universel le mois dernier, ne tente de faire dérailler les pourparlers qu’Ankara veut voir achevés d’ici juin. Le territoire séparatiste, en constatant la disparition d’une légitimation éthiopienne, escompte néanmoins un appui décisif du prochain gouvernement américain. Les autorités de Hargeisa ont l’oreille du parti républicain et de relais d’opinion à Washington, à telle enseigne qu’un élu à la Chambre des représentants vient de déposer une proposition de loi de reconnaissance du Somaliland en tant qu’Etat indépendant. Le Somaliland Chronicle, à Hargeisa, met en exergue un appui potentiel du sénateur Marco Rubio, désigné pour les Affaires étrangères dans l’administration Trump, qui “reconnaît la valeur stratégique” du littoral du Somaliland sur le détroit de Bab el-Mandeb, commandant l’accès depuis l’Océan Indien vers le canal de Suez.

Taïwan démocratique : Cette “valeur stratégique” vaut d’autant plus pour les républicains américains que le Somaliland entretient les meilleures relations avec Taïwan. “Deux pays démocratiques et politiquement stables, situés dans des régions géopolitiques très instables - la Corne de l'Afrique et l'Indopacifique -, ont établi un partenariat solide fondé sur des valeurs et des intérêts communs”, écrit le représentant officiel du Somaliland à Taipei. En 2022, un accord de coopération dans les hydrocarbures et les minerais a été signé. CPC, la compagnie publique pétro-gazière taïwanaise, s’est ainsi vu attribuer un droit d’exploration et d’utilisation du port de Berbera. Taipei, méthodiquement évincé par Pékin des capitales africaines, s’accroche à celle de ce pays de facto qu’aucun Etat au monde ne reconnaît encore comme égal.

Base israélienne ? : Le gouvernement israélien veille également à soutenir ce Somaliland doté de sa position géographique à 300 kilomètres des côtes du Yémen, où l’insurrection houthie hostile à Israël et ses alliés occidentaux est devenue “progressivement une puissante organisation militaire”, selon les termes d’un rapport publié début novembre par le Conseil de sécurité des Nations unies. À en croire des informations extérieures reprises dernièrement à Hargeisa, sans aucune confirmation jusqu’ici, Israël cherche à y établir une base militaire en échange d’investissements dans l’agriculture et les infrastructures.

Hub émirati : Les Émirats arabes unis, sur une ligne proche de celle d’Israël concernant le Yémen, espèrent préserver leur très importante implantation commerciale et militaire au Somaliland depuis 2017. L’opérateur portuaire de Dubaï, DP World, le plus important investisseur étranger, a ouvert une zone économique dans le port de Berbera, avec l’objectif initial de faire de ce site “un hub” logistique et industriel de l’ensemble de la Corne de l’Afrique - surtout pour l’Éthiopie, la meilleure solution alternative au transit par Djibouti.

Contrats menacés ? : Et c’est alors que les Émiratis peuvent concevoir certaines craintes au regard de la dynamique turque en cours. Jethro Norman, spécialiste à l’Institut danois d’études internationales (DIIS), pense qu’en cas de succès de l’accord entre Addis-Abeba et Mogadiscio, la souveraineté de la Somalie en ressortirait renforcée, ce qui pourrait “potentiellement remettre en cause la légitimité des contrats conclus entre DP World et les autorités du Somaliland”, d’autant plus ajoute-t-il, qu’une “résistance armée” pousse dans la partie orientale du territoire, au risque de perturber les activités commerciales de Berbera. A moins que l’Éthiopie, avec son statut de pôle émergent régional, ne trouve somme toute un intérêt à sauvegarder ce port du Somaliland. Les discussions techniques avec la Somalie préciseront ses intentions.

| REPÈRES STRATÉGIQUES

Gaz américain contre gaz russe : l’argument du carbone

Préjudice : Avant de quitter le pouvoir, l’administration Biden affirme qu’une hausse sans restrictions des ventes de gaz naturel liquéfié (GNL) américain vers l’étranger se ferait au préjudice du consommateur américain et du climat. Un rapport du ministère de l’Energie, paru mardi, évalue à plus de 30 % la montée, d’ici à 2050, des prix de gros du GNL aux Etats-Unis si les volumes d’expéditions continuent d’augmenter.

CO2 : L’administration Trump va l’ignorer, en octroyant des licences pour des terminaux d’exportation, autour d’un nouvel argumentaire écologique à destination de l’Europe. L’ex-président républicain de la Chambre des représentants, Kevin McCarthy, a déclaré devant la World Policy Conference à Abu Dhabi, qu’en substituant le gaz russe par celui des États-Unis, les émissions de CO2 en seraient réduites de 218 millions de tonnes.

Entrées en bourse d’entreprises de militaires égyptiens

Forces armées : Quatre cotations d’entreprises affiliées aux forces armées égyptiennes sont programmées pour 2025 à la Bourse du Caire. Le Premier ministre, Mostafa Madbouly, en a donné la liste : Watania (carburants) et SAFI (eau en bouteille et huile d’olive) au premier trimestre, puis Silo Foods (agro-alimentaire) et ChillOut (stations-services). Une cinquième mise en bourse pourrait suivre.

Pas d’impôts : Les militaires sont aussi omniprésents dans la construction, les engrais, la métallurgie, les produits pharmaceutiques… En 2022, le gouvernement s’est engagé auprès du Fonds monétaire international (FMI) à ce que leurs entreprises soient traitées selon le régime commun. Or, Timothy Kaldas, chercheur à Barcelone de l’Institut Tahrir, explique qu’elles ne paient ni l’impôt sur les sociétés, ni de droits de douane.

Du contentieux fiscal au conflit entre Barrick Gold et le Mali

Mandat d’arrêt : La compagnie aurifère canadienne Barrick Gold a annoncé qu’elle pourrait être amenée à suspendre ses opérations au Mali. Des membres de l’équipe de direction malienne ont été placés en détention le 25 novembre. Puis le 5 décembre, un mandat d’arrêt a été émis à Bamako à l’encontre du PDG du groupe, Mark Bristow. Il leur est réclamé de régler 480 millions d’euros d’impôts supplémentaires.

Seul : Barrick se garde d’évoquer la nouvelle concurrence en provenance de Russie. Mais l’entreprise réplique que ses mines contribuent à hauteur de 5 % à 10 % au produit intérieur brut du pays. Elle parle d’une “utilisation abusive du système de justice pénale”. Les autres compagnies Allied Gold (Canada), B2Gold (Canada) et Resolute Mining (Australie) ont, pour leur part, versé un montant cumulé de 200 millions d’euros.

| LECTURES PARTICULIÈRES

Dédollarisation” et BRICS : froides analyses

Routine : L’émission sans précédent en Arabie Saoudite de bons du Trésor chinois libellés en dollars, le mois dernier, a suscité des “surinterprétations” qui déplaisent à des professionnels chinois de la finance, comme le banquier Wang Yongli, le premier de son pays à siéger au conseil du réseau interbancaire Swift. Il prétend qu’il n’y a là qu’une “activité de routine financière”, sans défi pour “la souveraineté monétaire” américaine.

Incohérent : En mai, de façon analogue, la revue académique chinoise Wenhua Zongheng s’est employée à calmer les ardeurs de zélateurs de la “dédollarisation”. L’économiste brésilien Paulo Nogueira Batista, ex-délégué de son pays auprès du FMI, y montre combien le club des grands émergents manque encore de “cohérence et de compétences en commun” pour contester aux États-Unis leur “position monétaire centrale”.

Milices locales et économie politique d’une ville libyenne

Raffinerie fermée : Des combats entre deux clans à Zawiya ont conduit la compagnie nationale pétrolière NOC à invoquer, dimanche dernier, un “cas de force majeure” pour fermer la deuxième plus importante raffinerie de Libye, endommagée. Les pompiers sont toutefois parvenus à colmater des fuites de gaz pendant que des échanges de tirs se poursuivaient autour des installations.

4 groupes : Zawiya, agglomération côtière de 350 000 habitants à une cinquantaine de kilomètres de la capitale Tripoli, voit s'opposer, depuis 2015, quatre groupes armés. Dans une recherche co-financée par le ministère néerlandais des Affaires étrangères, le spécialiste allemand de la Libye, Wolfram Lacher, a détaillé comment ces forces structurent l’économie de la ville et, par extension, influe sur celle de tout l’ouest du pays.

Activité minière litigieuse dans le plateau continental norvégien

Suspendue : La gauche socialiste a obtenu de la coalition majoritaire en Norvège une suspension, jusqu’à la fin de 2025, des licences d’exploitation des minerais (cuivre…) nichés dans les fonds marins. Des organismes environnementaux plaident un moratoire. La branche locale du Fonds mondial pour la nature (WWF) s’est attaquée à l’étude d’impact effectuée par l’exécutif avant le vote en janvier dernier d’une loi d’approbation.

Pôle Nord : Des experts de l’institut norvégien Nansen ont procédé à une évaluation juridique, en fonction du traité du Svalbard de 1920, qui a reconnu la souveraineté d’Oslo sur cet archipel situé près du pôle Nord. Le risque majeur serait que d’autres États signataires de la convention usent, à leur tour, d’un droit d’exploration minière des fonds marins dans cette partie de l’océan Arctique : “Une ligne de départ a été tracée.”

Quelle est votre lecture de toutes ces quêtes de places fortes portuaires - commerciales et stratégiques - dans la Corne de l’Afrique ? Est-ce qu’un autre sujet de ce cinquième numéro retient davantage votre attention ? Vos réactions sont les bienvenues : lenversduglobe@bfmbusiness.fr

A jeudi prochain. 

Benaouda Abdeddaïm

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Par Benaouda Abdeddaïm

Bonjour, je suis Benaouda Abdeddaïm, journaliste féru de relations internationales, éditorialiste sur la chaîne d’information économique BFM Business. J’y interviens autour des questions mondiales - économie et géopolitique - dans différentes tranches et émissions, en mettant en lumière des sources “d’ailleurs” pour une analyse distanciée. En outre, je suis chargé d’enseignement au master d’affaires internationales de l’Université Paris Dauphine. Avec cette newsletter, chaque jeudi dans votre messagerie, vous pourrez obtenir des paramètres clés qui éclairent le monde autrement.

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